jeudi 28 février 2013

Qui trop embrasse…

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Pierre Pestieau

De tous temps de nombreux économistes ont abordé les grands indicateurs macroéconomiques avec méfiance et critique. Qu’il s’agisse du taux de chômage ou du produit national, ils remarquaient avec pertinence que ces indicateurs ne reflètent qu’imparfaitement le volume de sous-emploi ou le niveau de l’activité économique. D’où les nombreuses tentatives visant à développer des indicateurs plus précis de l’emploi et du produit intérieur (PIB). Le problème avec cet exercice de redressement est que chacun y va de sa correction et que si on met ces corrections bout à bout on en arrive à des grandeurs qui posent problème : une journée de travail de plus de 24 heures et un PIB gonflé sans vergogne.

A la louche, on ajoute à l’emploi officiel les estimations les plus généreuses du travail au noir, du travail domestique et du bénévolat et on arrive aisément à plus que doubler le volume de l’emploi et partant de la production nationale.

A la une du Soir du 22 décembre 2012, le titre principal annonçait: Plus d'un million de bénévoles en Belgique. Ce titre était aussitôt nuancé par : « Entre 1 million et 1,4 million de citoyens sont impliqués dans des activités volontaires en Belgique, ce qui correspond à environ 150.000 équivalents temps plein. »  Mais que met-on dans ces estimations ? Un peu de tout. Des activités purement bénévoles qui sont sans doute plus proches du loisir que d’une activité productive et des emplois salariés dans le secteur non-marchand, qui ressemblent diablement à des emplois dans le secteur public (et qui sont donc déjà comptabilisés).

Et le travail domestique ? Le temps que l’on y consacre est énorme. Globalement le nombre d’heures qui lui sont dédiées est supérieur aux nombres d’heures passées par les actifs au travail professionnel. La question clef est comment évaluer monétairement cette activité. Quel salaire imputer à l’homme et à la femme qui accomplit les multiples tâches domestiques ? Le salaire des gens de maison ou le salaire correspondant à la formation des personnes concernées ? Quoi qu’il en soit, d’après les estimations les plus courantes, les activités ménagères contribueraient à la valeur du PIB marchand pour un tiers ou pour les trois quarts selon la méthode choisie.

Et le travail au noir ? Ici aussi, il existe un large éventail d’estimations de son importance. La Libre Belgique du 19 mars 2012 titrait : 4 Belges sur 10 concernés par le travail au noir. Plusieurs estimations reprises par les médias donnent une fourchette de 15-20% pour l’importance de l’économie souterraine (1). Tant qu’on y est on pourrait essayer aussi d’évaluer la valeur monétaire du loisir. Après tout le loisir représente un gain de bien-être pour l’individu. Et pourquoi pas le sommeil ?

Une étude de l’OCDE (2) donne une vue globale de l’usage que nous faisons de notre temps. Les 4 catégories principales sont le travail non rémunéré, les loisirs, le travail rémunéré incluant les études, et les occupations personnelles ; respectivement cela représente 14, 23,16 et 48% du temps total pour la Belgique. Ces pourcentages sont les mêmes pour la France. Pour l’ensemble des pays de l’OCDE, ils représentent 13, 20,19 et 46 %. Les Belges et les Français travaillent moins et prennent davantage de loisirs que les citoyens de nombreux pays de l’OCDE, surtout les moins développés d’entre eux.  Ce sont ces 16% d’heures consacrées au travail rémunéré (et aux études) qui permettent de passer tant de temps au repos, à la culture et à la famille, activités qui elles-mêmes contribuent à notre bien-être et tout à la fois sont indispensables pour accomplir le travail rémunéré. Pour conclure : le bon vieux concept de PIB a des défauts mais on les connaît ; il se prête à des comparaisons dans le temps et dans l’espace, ce qui n’est pas le cas des concepts alternatifs.

(1) Estimation de la fraude fiscale en Belgique, Hafsatou Diallo, Güngör Karakaya, Danièle Meulders, Robert Plasman, Dulbea, Université Libre de Bruxelles, 2012.
(2) http://dx.doi.org/10.1787/soc_glance-2011-fr

Carnaval d’Alost : Il ne faut pas char…rier

1 commentaire:
Etienne de Callatay et Victor Ginsburgh

Les carnavals remontent à bien loin, y compris à des fêtes licencieuses ou orgiaques telles que les dionysiaques en Grèce et les bacchanales à Rome ou, toujours à Rome, les saturnales durant lesquelles les esclaves devenaient les maîtres et avaient le droit se moquer de leurs « vrais » maîtres. Ces fêtes se sont assagies au cours du temps (encore que, et heureusement, pas toujours) et sont devenues un tradition partout dans le monde. Le masque permet bien des libertés. Pas à l’UNESCO ni en Belgique dirait-on.

La petite ville flamande d’Alost a osé faire parader un char où des Flamands déguisés en SS arrêtaient des Francophones pour les déporter.

La directrice générale de l’UNESCO qui avait inscrit le Carnaval d’Alost sur sa liste du patrimoine immatériel mondial s’est déclarée « profondément choquée par cet acte inacceptable qui est une insulte à la mémoire de 6 millions de Juifs tués durant l’Holocauste » (1). Les organisations juives, comme d’autres organisations politiques belges francophones et bien-pensantes sont évidemment très « choquées » elles aussi (2).

Nous avons adopté un autre point de vue dans un article que Le Soir du 22 février 2013 a très élégamment accepté de publier. Il vient en réaction à un éditorial que le journal lui-même avait publié le 15 février sous le titre ‘Requiem pour l’humour belge’ (3), et que nous avons jugé malheureux pour d’autres raisons. Voici le texte de notre article.

« Un commentaire inspiré par le char du Carnaval d’Alost représentant sous le jour de l’Holocauste la déportation des francophones de Flandre est qu’il s’agirait là de l’expression de la fin de l’humour belge et, partant, de la confirmation de la séparation culturelle entre Nord et Sud de ce pays. « Nous avons partagé tant bien que mal le territoire commun. Nous n’aimons pas les mêmes artistes (…) nous ne rions plus des mêmes choses », telle est la lecture de l’éditorial du Soir du 15 février 2013.

« Les circonstances festives invitent à la légèreté mais de telles affirmations sont lourdes de sens. A la réflexion, elles paraissent hâtives. Si à Alost des gens déclarent « tout le monde a bien ri », il n’est pas pour autant avéré que tous les Flamands ont bien ri. Et si à Malmédy ou à Stavelot on n’a rien vu de tel, il n’est pas plus avéré que cela aurait été inconcevable du côté francophone. Qu’il soit juif ou anglais, l’humour est souvent localisé et la langue, avec ou sans accents régionaux, y est souvent importante. Traduire Bruno Coppens (4) n’est pas chose aisée. Pourtant, il ne saurait être question d’assimiler humour et nation, ni humour et langue. Des chaînes de télévision diffusent des scènes de vidéo-gag planétaires et il est un certain nombre de francophones qui, sans être de « mauvais francophones » pour autant, préfèrent très largement Bert Kruysmans (5) à Thomas Gunzig (6).

« L’humour belge ne serait plus. Cela signifie qu’il aurait existé mais aurait disparu. Voilà une double assertion qui mériterait de reposer sur un examen plus approfondi. Est-on sûr qu’il y a eu un humour belge, réunissant Flamands et Wallons en 1830, voire avant, et en 1970 mais plus maintenant ? Et qu’aurait été ce belge humour ? Les fables bruxelloises de Pitje Schramouille (7) ne peuvent prétendre à ce titre, le pays ne se résumant pas à sa capitale. S’il devait y avoir un humour national, on peut penser que parmi ses traits distinctifs figurerait l’autodérision. Or, cette dernière était bien l’intention des concepteurs du fameux char d’Alost, même si certains esprits chagrins (y compris quelques incultes de l’UNESCO) la trouvent douteuse. 

« N’est-il pas rapide d’affirmer que Flamands et francophones (avec une distinction entre Wallons et Bruxellois ?) n’aiment pas les mêmes artistes  et dès lors ne partagent pas un même patrimoine culturel ? Il y a bien sûr des particularités mais box-office, liste de best-sellers et expositions à succès ne semblent pas autoriser une telle généralisation. Face à la mort éventuelle de la culture belge, il y a le volontarisme de ceux qui veulent croire dans les vertus de la mixité culturelle … et il y a tout simplement les faits.  Dans la même édition du Soir, il y a un compte-rendu de ‘L’entrée du Christ à Bruxelles’ de ce Flamand de Wallonie qu’est Dimitri Verhulst (8), une ‘fable féroce et drôle’. De quel humour s’agit-il ? » 


Voici ce qu’Henri Goldman écrit très pertinemment à ce sujet dans son blog : « Blesser des individus ou des groupes entiers pour le seul plaisir de faire un gag, c’est vraiment nul, mais c’est le prix à payer pour la liberté d’expression. Certains s’offusquent de l’ ‘insulte à la mémoire des 6 millions de juifs morts dans l’Holocauste’ faite à Alost, mais ne voient pas l’insulte faite à des centaines de millions de musulmans à Copenhague à travers la caricature de leur prophète. Comment ? Ça n’a rien à voir ? Mais qui êtes-vous pour le décréter ? Chaque groupe humain place le sacré où il l’entend. Désolé pour vous si vous n’avez pas été consulté ». Voir http://blogs.politique.eu.org/Alost-et-Copenhague
(5) Humoriste belge toujours très drôle. Voir http://fr.wikipedia.org/wiki/Bert_Kruismans
(6) Ecrivain belge qui se croit toujours très drôle. Voir http://fr.wikipedia.org/wiki/Thomas_Gunzig
(7) Roger Kervyn de Marcke ten Driesche, Les fables de Pietje Schramouille, Bruxelles : Espace Nord, 2000.

jeudi 21 février 2013

Tony B Liar et l’Internationale

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Victor Ginsburgh

Qui connaît encore l’Internationale ? Ni François le Français, ni Elio le Belge, et certainement pas Tony le Brit, qui pourtant se disait travailliste. Il est vrai que nous avons toujours eu quelque raison de nous méfier des Outre-Manchards. A l’exception du grand Churchill. Au moins lui buvait sa, ou plutôt, ses bouteilles de Champagne tous les jours, en tout cas après s’être exilé à l’hôtel Mamounia à Marrakech (1). Avant cela on a dit que c’était du Scotch  (et bien d’autres choses), néanmoins, un honnête homme et un homme honnête.

Mais presque comme disait Marc Antoine dans le Jules César de Shakespeare « I came to bury Caesar, not to praise him », je ne suis pas venu pour chanter les louanges de Winston—et il n’est plus nécessaire de l’enterrer—mais pour vous dire les faits d’armes de celui que les Britanniques eux-mêmes ont fini par appeler B liar, B le menteur, après son adoubement (2) par le grand ami G. W. Bush, ses aventures liées aux armes de destruction massive, et les quelque 400.000 morts irakiens qu’ils y ont tous deux laissés, sans le moindre remords.

Dans un article étonnant, L’Echo (3) écrit que Tony the Liar est devenu trader et possède « une myriade de petites sociétés réunies dans un immeuble de cinq étages, au cœur des quartiers diplomatiques de Londres. Ces sociétés occupent une centaine de personnes » qui travaillent pour le menteur en réalisant du trading financier, notamment au Koweit (beaucoup de pétrole), en Sierra Leone (beaucoup de diamants), au Canada (beaucoup de schistes bitumineux) et au Rwanda (beaucoup de besoin en armes pour les aventures dans l’est du Congo). L’équipe de B Liar, ajoute L’Echo, s’occupe aussi de gestion d’actifs, de conseil en investissement (il n’est pas précisé dans quelles industries, mais on peut faire marcher son imagination, surtout si elle est fertile) et compte deux professionnels, l’un ayant travaillé chez Lehman Brothers (ben quoi, il avait perdu son boulot en 2008), l’autre chez J.P. Morgan. Tous des gens honnêtes, évidemment.

L’Echo poursuit que les activités sont menées dans les règles de l’art sur le plan juridique, et ajoute, sans rire, « malgré une certaine opacité ».

Et le menteur n’est présent à Londres que pendant deux mois par an, parce que le reste de son temps il est pris par des conférences au Proche-Orient, où il est le représentant du « quartet » et n’arrête pas de faire la Paix au Moyen-Orient. C’est d’ailleurs lui qui a inventé la phrase « résoudre la question israélo palestinienne est à la fois urgent et vital ». Si vous ne me croyez pas allez voir son site web http://www.quartetrep.org/quartet/. Il discourt aussi en Afrique et en Asie où ses conférences sont vouées « à œuvrer pour le bien commun ».

Quelle farce, mais plus on se moque du peuple, plus ça marche. Et on s’étonnera qu’un jour ledit peuple en aura marre et se remettra à chanter « c’est la lutte finale ».

(1) Lors d’une visite scientifique à Marrakech, Jaskold et moi y serions bien restés aussi, si nous avions eu le même nombre de dinars (ou de dirhams) que Winston.
 (2) Au Moyen-Age, l’adoubement était la cérémonie au cours de laquelle le jeune noble était fait chevalier et recevait des armes. Bof !
(3) Johann Harscoët, Tony Blair, un king du trading, L’Echo du 16 janvier 2013.

Amour et dépendance

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Pierre Pestieau

J’ai récemment eu l’occasion de voir Amour, un film franco-autrichien réalisé par Michael Haneke. Il a obtenu la Palme d'or au Festival de Cannes 2012 et est nommé pour deux Césars en 2013. Sans déflorer la maigre intrigue, en voici le synopsis. Georges et Anne sont octogénaires ; ce sont des gens cultivés, professeurs de musique à la retraite. Leur fille, également musicienne, vit à l’étranger avec sa famille. Un jour, Anne est victime d’une petite attaque cérébrale. Lorsqu’elle sort de l’hôpital et revient chez elle, elle est paralysée d’un côté. L’amour qui unit ce vieux couple va être mis à rude épreuve.

Ce film est émouvant et déconcertant comme tous les films d’Haneke. J’y ai aussi retrouvé deux acteurs que j’aimais déjà il y a 50 ans, Emmanuelle Riva et Jean Louis Trintignant. Que de chemin parcouru. Mais là n’est pas le sujet.

Le film présente de façon fine et pertinente deux types de maltraitance discrète : celle d’une infirmière et celle de la fille du couple. Ces deux personnages sont surpris quand Georges le leur reproche. Elles croient toutes les deux bien faire à leur manière; et pourtant si elles pouvaient voir le film, elles se rendraient compte l’une et l’autre à quel point elles manquent d’empathie non seulement pour Anne, mais aussi pour Georges.

La fille, jouée par Isabelle Huppert, ne supporte pas l’état de sa mère et croit tout résoudre en l’envoyant dans une maison de retraite médicalisée que dans son raisonnement de femme pressée elle tend à idéaliser. Elle n’est pas sensible à la demande de sa mère de ne plus quitter son appartement et en quelque sorte d’y mourir. Elle n’est pas sensible à l’amour que son père porte à sa mère et dans lequel il trouve un sens à ces derniers mois de vie.

L’aide-soignante croit qu’elle peut traiter Anne comme un parquet que l’on doit astiquer. Elle la lave et la coiffe avec rudesse et force Anne à en contempler le résultat dans le miroir alors que celle-ci veut éviter de voir les marques de sa déchéance. Elle parle à Anne comme on ne devrait déjà pas parler a un bébé, ce qui insupporte Anne.

Ces attitudes ne sont pas rares et là est tout le problème. Sur qui peut-on vraiment compter en cas de dépendance ? Sur la chance, la chance d’avoir un époux amoureux, des enfants empathiques et des aides-soignantes humaines. D’aucuns diront que la chance se mérite. Je n’en suis pas sûr.

jeudi 14 février 2013

Economie et dystopie : immortalité et fécondité

3 commentaires:

Pierre Pestieau

Dans un de ses meilleurs romans Les intermittences de la mort, José Saramago, Prix Nobel 2005 de littérature (1) nous présente ce qui adviendrait si nous devenions soudain immortels. Cette dystopie (2) se déroule dans un pays sans nom où se produit un événement extraordinaire qui plonge la population dans l’euphorie : plus personne ne meurt. Mais le temps, lui, poursuit son œuvre, et l’immortalité se révèle n’être qu’une éternelle et douloureuse vieillesse. L’allégresse cède la place au désespoir et au chaos : les hôpitaux regorgent de malades, les familles ne peuvent plus faire face à l’interminable agonie de leurs aînés, les entreprises de pompes funèbres ferment, les compagnies d’assurance sont ruinées, une maphia (c’est ainsi que Saramago l’appelle) s’organise pour transporter les vieux qui veulent mourir dans le pays voisin, l’État est menacé de faillite et l’Église de disparition, car, sans mort, il n’y a pas de résurrection et, sans résurrection, il n’y a pas d’Église. Chacun cherche alors la meilleure façon, ou la pire, de mettre fin au cauchemar de la vie éternelle jusqu’au jour où la mort décide de reprendre du service.

Dans l’œuvre de Saramago, l’immortalité surgit à état de santé donné. Le taux de dépendance effectif, à savoir le rapport entre ceux qui ne peuvent plus travailler pour raison de santé et ceux qui le peuvent ne cesserait d’augmenter pour tendre vers l’infini. Saramago aurait aussi pu imaginer que longévité et santé évolueraient de pair.  Dans ce cas, le taux de dépendance resterait constant. Il est intéressant de se demander ce que seraient les implications d’une telle situation si elle avait perduré. Dans l’hypothèse choisie par l’écrivain portugais, il est clair que le monde devait s’écrouler après quelque 60 ans, dès que ceux qui sont nés au moment où l’événement s’est produit auraient atteint l’âge où ils ne seraient plus capables de travailler. La production tomberait à 0. Dans l’hypothèse où l’état de santé s’améliorerait avec le vieillissement, la société ne serait pas vouée à disparaître mais le salut devrait passer par la fécondité. Très rapidement, le plus rapidement possible, pourrait-on espérer, l’humanité comprendrait qu’elle ne doit plus se reproduire. Se poserait alors la question de ce qu’est la taille optimale de la population comme celle de sa taille limite, où chacun consomme son niveau de subsistance. Qu’adviendrait-il si l’humanité devenait immortelle ? Est-on assuré que les individus et les nations auraient la sagesse de limiter, voire mieux d’arrêter les naissances ? Que deviendrait une société dont les membres vieilliraient tous ensemble ? Ce sont là des interrogations qui peuvent paraître sans intérêt. Et pourtant l’accroissement constant de la longévité sur une planète qui connaît de nombreuses limites soulève des questions économiques et éthiques qui n’en sont pas tellement éloignées.

Supposons que la terre ne puisse décemment accueillir plus de 10 milliards d’habitants ; supposons en outre que la longévité continue de croître d’un an tous les 5 ans ; supposons enfin que l’humanité puisse choisir entre une population à forte fécondité et basse longévité ou une population à faible fécondité et longévité élevée. Ce choix qui peut paraître choquant se fait déjà et continuera de se faire au niveau des individus comme à celui de la nation. En poussant ce choix à son paroxysme, la fable de Saramago permet d’en souligner toutes les implications. Dès lors que l’on admettra que notre planète est une sorte de vaisseau spatial dans lequel les places sont comptées, toute décision individuelle qui prolonge la vie (contrôle des consommations et comportements à risque : tabac, alcool, manque d’exercice, obésité) aura des implications sur le taux de fécondité et vice versa. Parallèlement toute politique publique dans le domaine de la santé, de la sécurité routière, et des habitudes alimentaires aura des conséquences sur la croissance démographique.

On peut rapprocher la dystopie de Saramago de celle de P. D. James parue en 1993 dans Children of Men, dont le cadre est le Royaume-Uni en proie au chaos. Pandémies, guerres et terrorisme conduisent les femmes à devenir stériles, menant ainsi l'humanité à l'extinction. Un excellent film de science-fiction, réalisé par Alfonso Cuaróns en 2006 a été tiré de ce roman. Comme chez Saramago, cette situation ne se prolonge pas et la vie reprendra son cours normal. Mais si cette situation devait durer, la seule chance pour l’humanité est précisément la vie éternelle. On retrouverait la situation cauchemardesque où mille ans après le début de la stérilité généralisée, les nouveaux nés d’alors auraient 1000 ans et les centenaires d’alors auraient 1100 ans. Comme, par hypothèse, la santé aurait progressé de concert, les uns et les autres seraient en bonne forme. Du point de vue économique, il n’y aurait pas de problème. Le problème serait ailleurs : l’homme est il capable de se supporter lui-même et de supporter ses contemporains pendant une éternité (3). Voilà une question que nous pourrions confier à nos collègues expérimentalistes.

(1) José Saramago, Les intermittences de la mort, Paris : Le Seuil, 2008.
(2) Une dystopie — ou contre-utopie — est une fiction peignant une société imaginaire, organisée de façon à empêcher ses membres d'atteindre le bonheur, et contre l'avènement de laquelle l'auteur entend mettre en garde le lecteur.
(3) Ceci nous renvoie à la nouvelle de Borges, « L’immortel », consacré à la vanité de la quête de l'immortalité alors que ce qui motive chacun de nous est de se savoir mortel. Un Romain qui a servi dans les armées de César trouve un fleuve qui lui donne l'immortalité, puis passera des siècles à chercher le ruisseau qui pourra le rendre à nouveau mortel. Cette nouvelle a été reprise dans le recueil de nouvelles Aleph, Paris : Gallimard, 1966.

Les intermittences de la mort (suite sans fin)

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Victor Ginsburgh


Malgré qu’il soit bien plus jeune que moi, mon ami blogueur parle beaucoup de la vieillesse ; elle me préoccupe moins, et n’est pas mon sujet de recherche. J’ai aussi lu l’ouvrage de Saramago (1), mais de façon différente, en y repérant ce qui m’amènerait à parler de ce dont je veux vraiment parler, les vers à soie, les champignons et les méduses. Avant d’y arriver, je veux vous citer l’un ou l’autre extrait qui devrait vous inciter, tout autant que ce qu’en dit Pierre Pestieau, à lire Saramago d’une autre façon aussi.

On y trouve notamment l’idée qu’il « faut user d’infiniment de précautions avec les mots, car ils changent d’avis comme les êtres humains » (p. 72) ou encore que

« sauf le problème des pensions, sauf le problème de la mort, sire, si nous ne recommençons pas à mourir, nous n’aurons plus d’avenir. Le roi fit une croix à côté du mot pensions et dit, Il faut qu’il se passe quelque chose, Oui, majesté, il faut qu’il se passe quelque chose » (p. 97),

qui a sûrement dû attirer l’attention de Pierre qui répète depuis bien longtemps « il faut qu’il se passe quelque chose », mais le roi ne l’a guère écoute jusqu’ici, hélas.

Je pourrais, ou plus exactement, je devrais m’arrêter là, parce que tout est dit, et que de toute façon, si vous avez lu le blog qui précède, vous connaissez l’histoire et sa fin. La vie ne peut être qu’une intermittence, et la mort doit durer plus longtemps. Encore que, page 82, il y a une question autrement plus grave

« que l’esprit qui plane au-dessus des eaux posa à l’apprenti philosophe. A quel moment meurt le ver à soie après s’être enfermé dans le cocon et en avoir refermé la porte à double tour, comment une vie a-t-elle pu naître de la mort d’une autre vie, et être la même chose différemment, ou le ver à soie n’est-il pas mort parce qu’il est vivant dans le papillon. L’apprenti philosophe répondit, Le ver à soie n’est pas mort, aucun cadavre n’est resté dans le cocon, c’est le papillon qui mourra après avoir pondu ses œufs ».

Le ver à soie serait-il donc immortel ? Pas sûr, mais humungus fungus pourrait bien l’être. C’est en tout cas l’organisme vivant le plus grand et le plus vieux sur terre. Il pèse 100 tonnes, on estime son âge à plus de 1.500 ans. Ce qu’on en voit sur l’image est petit par rapport aux 154.000 mètres carrés qu’il occupe sous terre, à Crystal Falls, Michigan (2). Humungus n’est pas un champignon hallucinogène, mais la légende veut que Bill Clinton ait essayé d’en fumer, sans préciser si c’est en compagnie de Monica. 

Certaines éponges peuvent atteindre l’âge de 10.000 ans. Mais si vous voulez l’immortalité biologique, il faut vous transformer en méduse turritopsis dohrnii ; ce n’est pas très tentant, mais c’est le prix à payer. Une fois adulte, cette méduse se met à rajeunir et finit par atteindre son stade initial de polype, puis un nouveau cycle recommence. Et pire (ou mieux, c’est selon ce que vous aurez retenu du blog de Pierre), cette méduse découverte il y a 25 ans sur la riviera italienne, se propage en survivant dans tous les océans et, rajoute le New York Times (3) « on peut imaginer qu’à terme, lorsque toutes les autres espèces auront disparu, l’océan se transformera en un grand amas de méduses immortelles, une éternelle et gigantesque conscience gélatineuse ». 

 (1) José Saramago, Les intermittences de la mort, Paris : Le Seuil, 2008.
(2) Hillary Rosner, In a place for the dead, studying a seemingly immortal species, New York Times, December 31, 2012. http://www.nytimes.com/2013/01/01/science/studying-seemingly-immortal-lichens-in-a-place-for-the-dead.html?pagewanted=all
(3) Nathaniel Rich, Can a jellyfish unlock the secret of immortality ?, New York Times, November 28, 2012. http://www.nytimes.com/2012/12/02/magazine/can-a-jellyfish-unlock-the-secret-of-immortality.
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jeudi 7 février 2013

« Miles » accumulés lors des vols en avion. L’attrape-nigaud de Brussels Airlines

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Victor Ginsburgh

J’avais en juillet 2012, accumulé 57.444 « miles de prime », 8.037 « miles de statut » et 6 « segments de vol ». Je n’ai jamais compris ce que ce galimatias (ou plutôt ce charabia) signifiait, mais bon, ça s’accumulait de façon régulière. En tout cas quand je n’oubliais pas de présenter ma carte au moment de l’enregistrement, comme si cette accumulation ne pouvait pas se faire automatiquement au moment de la réservation du billet.

Je comprends bien que nos compagnies aériennes comptent sur les oublis des passagers (empêtrés, au moment de l’enregistrement dans les documents, billets, passeport, bagages) pour économiser quelques centimes par-ci par-là, et au prix où est le kérosène on les comprend. C’est en tout cas moins dangereux que les économies de carburant faites par Ryan Air…

Il se fait qu’en janvier 2013, je devais partir à Toulouse. J’avais vérifié le prix du vol à la mi-décembre (quelque € 200) et sur ce, ai demandé à mon agence de voyage d’utiliser mes miles pour payer. Impossible, me répond-on, il faut téléphoner à Brussels Airlines. Ce que je fais aussi sec. Je vous confie le numéro : 0902 51600, mais vous verrez d’ici peu que je vous déconseille de l’utiliser. Arnaque en vue.

Après cinq minutes d’attente en ligne (facturées, me dit une charmante voix, à un euro la minute « au maximum » !), je suis reçu par une autre charmante voix qui ne me facture rien pour le moment, mais cela va venir.

« Je voudrais », chère voix, « réserver un billet AR Bruxelles-Toulouse et payer avec mes miles, en classe ‘light’ s’il vous plaît ».

« Ah ! si vous voulez payer avec vos miles, il n’y a plus de place en light, il faut aller en classe bizness ».

Vous savez tous que la classe bizness sur les vols européens ressemble à la classe light comme se ressemblent deux gouttes d’eau, sauf que votre sandwich un peu amélioré est gratuit et que vous recevez un petit coup de champagne (qui n’est pas du Krug millésimé). Mais le prix du vol est évidemment à l’avenant. Alors que light coûtait € 200, le bizness coûtait plus de € 400.

Ah ! bon, mais comme je perdais de toute façon 44.000 de mes miles si je ne réservais pas de vol avant la fin décembre—inutile de dire que je ne comprends pas la raison de cette dé-cumulation automatique, mais soit—je me suis laissé faire.

Coût : 45.000 miles accumulés, pas trop grave, puisque j’en perdais 44.000 en ne faisant rien. Donc dis-je à la charmante voix, « avec cela j’ai mon billet gratuit ». « Pas du tout » rétorque la voix, toujours aussi charmante, « vous devez payer € 133 de taxes d’aéroport ».

C’est un peu moins que 200, donc allons-y quand même.

Résultat des mes miles accumulés : ils m’ont permis d’économiser € 67 (€ 200 pour le billet light moins € 133 de taxes) et j’ai donc reçu 67/45.000, soit un dixième d’euro-centime par mile accumulé, si on peut ainsi les appeler.

Ce n’est pas fini. Je viens de recevoir mon nouveau décompte de miles. Il me reste 13.000 « miles de prime », ce qui est logique, mais aussi 0 « mile de statut » et 0 « segment de vol ».

Quelle bonne affaire. Quels braves gens la SN Airlines. Mais ils nous prennent quand même pour des cons. Et sans doute le sommes-nous.


P.S. Me voilà revenu. Ce n’était évidemment pas du Krug millésimé, mais c’est quand même mieux que les vols de cloche que je me paie d’habitude. Sauf qu’il faut encore prendre le train pour Bruxelles, avec les valises sur les genoux, parce que la société nationale belge des chemins de fer n’a toujours pas compris que les voyageurs qui vont et reviennent de l’aéroport ont parfois des bagages, tout en payant, outre le prix du billet, € 8 de taxes, justement appelées diabolo. Et puis, comme point final à Bruxelles, l’horrible gare du Midi. Au moins à Liège, pays de mon ami blogueur Pierre  Pestieau, la nouvelle gare de l’architecte Calatrava vaut le détour.

Comment décrédibiliser l’action publique?

1 commentaire:

Pierre Pestieau

Lors d’un récent séjour en Colombie, quelle ne fut pas ma surprise de découvrir à la une des journaux des titres critiques de l’action politique qui n’avaient rien à voir avec la drogue, la corruption ou la violence. Il s’agissait simplement d’un rappel: une minorité de Colombiens retraités du secteur public, essentiellement les magistrats, députés et sénateurs, touchent des retraites scandaleusement élevées et ce d’autant plus qu’elles ne sont pas préfinancées mais payées par le contribuable lambda (1). Il y aurait une règle constitutionnelle adoptée récemment qui plafonne le montant des retraites à 25 fois le salaire minimum (260 € en 2013) (2). Cette règle est pourtant violée par les gens qui sont censés faire la loi ou la faire respecter. Et pourtant 25 fois ce n’est pas si mal. En Belgique par exemple, le salaire minimum est de 1.560 € alors que dans le secteur public, la pension maximum est de 6.040 € (montants mensuels bruts).

Quelques chiffres sur la Colombie. Un peu plus de 1000 personnes reçoivent une retraite correspondant à plus de 25 fois le salaire minimum. Deux cents personnes reçoivent une retraite équivalant à plus de 40 fois le salaire minimum, environ 10.000 € par mois (3). Ces retraites concernent le secteur public. Un tiers seulement des Colombiens de plus de 65 ans touchent une pension; 75% de la population en âge de travailler ne contribuent à aucun système de retraite et 80 % des retraités reçoivent une montant inférieur à 4 fois le salaire minimum, soit 1.040 €. La retraite d’un représentant, député ou sénateur,  correspond à 17 fois le salaire minimum (ou 17x260 € = 4.450 € par mois).

C’est là une situation ancienne; elle revient au premier plan de l’actualité parce que la Cour Suprême a décidé de se pencher sur la violation de la règle du plafond des 25 fois le salaire minimum. Mais même cette situation abusive semble avoir encore de beaux jours devant elle. Il y a plusieurs obstacles à franchir avant qu’une reforme puisse être entreprise ; à chaque niveau de décision, les personnes qui doivent statuer sont aussi celles qui à terme bénéficieront de ces plantureuses retraites. Et même si réforme il y avait, on invoquerait le principe des droits acquis pour qu’elle ne prenne ses effets que dans plusieurs décennies.

Un remarque finale. La Colombie ne fait pas exception quand elle rémunère ses fonctionnaires retraités aussi généreusement et au détriment du reste de la société. La Belgique et la France font de même. L’ordre de grandeur est simplement différent. Les difficultés de la réforme sont semblables. La presse colombienne a traité pendant trois jours du scandale des retraites. Depuis c’est le silence absolu. Il y a de quoi désespérer de la politique.


(1) La totalité des recettes de la TVA colombienne sert à financer ces retraites.
(2) En 2010, le PIB par habitant était de 4.635 € en Colombie et de 31.500 € en Belgique.
(3) Pour mériter cette plantureuse retraite, l’élu ou le magistrat peut avoir eu un service d’une durée de quelques semaines. Une série d’avantages tels que les indemnités de voyage liés à la fonction permet d’enfler le revenu à l’origine du calcul.